Au début de mon apprentissage sur le complexe du sauveur blanc – ce fameux white saviorism – j’ai choisi d’aborder pour la première fois ce sujet ici. Pour l’occasion, Em’ , expert.e sur le sujet, m’a accompagnée dans la rédaction de cet article qui est le premier d’une série à venir. Découvrons ensemble ce qu’est le white saviorism dans le cas de la mode responsable.
Jourca, des bijoux fabriqués en Tanzanie
En septembre dernier, j’échangeais avec Joanne, la cofondatrice de Jourca.
Jourca est une association qui propose – de manière non lucrative, donc – des bijoux fabriqués en Tanzanie.
Pourquoi la Tanzanie ? Parce que Pénélope, l’associée de Joanne, y travaille en ONG. C’est ainsi qu’elle a fait la connaissance de femmes Massaï. Pénélope dessinait des modèles de bijoux et les femmes Massaï les réalisaient. Petit à petit, les liens se sont renforcés et les expertises se sont complétées. Le savoir-faire des femmes Massaï dans la création de bijoux est unique. Tandis qu’elles n’ont pas les techniques de dessins de Pénélope. L’intérêt était commun puisque les femmes pouvaient proposer des modèles plus élaborés et originaux, tandis que Pénélope pouvait bénéficier des techniques de montage de bijoux des Massaï. Par ailleurs, ce savoir-faire est uniquement réservé aux femmes.
Le début de cette coopération a débuté l’année dernière avec l’objectif de participer à l’émancipation des femmes Massaï : elles ont un salaire et une situation professionnelle qui participe à une vraie reconnaissance de leur communauté. En plus de cela, cette collaboration permet d’assurer un revenu dans une situation où le tourisme a énormément baissé. Ces revenus leur permettent aussi de payer la scolarité de leurs enfants.
Pour Jourca, cette coopération permet de mettre les femmes Massaï au centre du projet et de participer, à leur échelle, à leur indépendance.
Pour autant, je ne peux m’empêcher de me poser la question suivante : est-ce que cela n’est pas du white saviorism ? Est-ce que ça ne revient pas à pratiquer une forme de domination ? Voyons ensemble ce que cela signifie.
L’éthique en mode responsable
L’éthique, c’est quoi ?
Selon la définition, l’éthique est l’ensemble des conceptions morales d’un milieu. C’est donc quelque chose de particulièrement complexe à définir puisqu’il n’existe pas de cadre. Chaque milieu, chaque personne pourra définir le cadre de ce qui est éthique.
C’est pourquoi on trouve autant de bullshit que de choses chouettes dans la mode responsable. L’éthique peut se limiter à juste choisir du coton bio. Mais, ça peut aussi s’étendre à la confection, au choix des matières premières, des teintures, des fils, des boutons, des pays de fabrication, des manufactures, des salaires, de la manière de communiquer, du packaging, etc.
Pour moi, l’éthique c’est la cohérence et la transparence. La quête d’une cohérence sur toute la ligne. La transparence qui va avec et qui assume aussi les points à améliorer en vue d’une éthique encore plus cohérente. En bref, l’éthique c’est un cercle vertueux.
Des exemples d’éthique en mode responsable, quand on fabrique ailleurs
Jourca n’est pas la seule marque dans l’univers de la mode / du bijou éthique a collaboré de cette façon.
Kind Studio est aussi un bel exemple d’une collaboration réussie. La marque produit la majorité de ses pièces en Inde, auprès d’une fondation de réinsertion sociale et professionnelle des femmes. Elle en parle d’ailleurs juste ici. Et puis ce n’est pas pour rien que les pièces en coton bio sont produites en Inde… à votre avis, où pousse la majorité du coton dans le monde ?
Kitu Paris propose une autre forme d’éthique : celle de mettre en lumière un pays pour un savoir-faire. Chaque voyage que Jade fait est l’occasion d’aller à la rencontre d’artisans. C’est comme ça qu’elle crée ses collections.
Mode responsable et white saviorism : une ligne fine
Le white saviorism, c’est quoi ?
Le white saviorism – ou complexe du sauveur blanc – se définit par le fait qu’une personne blanche aide une personne non blanche de manière à flatter son égo. L’exemple le plus criant pour moi, c’est quand Jeanne Damas, célèbre influenceuse et créatrice de mode, est allée faire un safari avec tous ses potes et s’est prise en photo avec des enfants africains.
« Le problème du white savior, c’est non seulement avoir envie de se mettre en avant sur les réseaux sociaux, ne pas respecter la culture, critiquer la culture, penser à soi avant de penser aux locaux et imposer parfois aux locaux ses propres réalités, ses propres envies, au lieu d’écouter ce que les locaux ont à dire et de travailler avec les locaux et pour les locaux«
Source : juste ici
Le cas du white saviorism dans la mode responsable
Dans la mode, beaucoup de marques produisent leurs vêtements, bijoux, accessoires ailleurs. Souvent, pour des raisons économiques ou pratiques : ça coûte moins cher de produire en Pologne qu’en France mais il y a aussi des savoir-faire et de l’artisanat qui n’existe plus en France alors que c’est le cas dans d’autres pays.
Typiquement pour le cas de Jourca, le savoir-faire c’est celui du montage de bijoux par les femmes Massaï, mais aussi les traditions autour des perles de verres colorées.
Mon point de vue de personne blanche, c’est qu’à partir du moment où une marque ne cherche pas qu’à produire dans un autre pays uniquement pour son propre bénéfice, ce n’est pas du white saviorism. Sauf que… De nombreuses marques ne s’intègrent pas dans ce principe et profitent de la façon d’un autre pays pour :
- proposer de verser un pourcentage de ses ventes en guise de “solidarité”
- travailler avec des populations racisées sans inclure de personnes racisées dans leurs campagnes de communication
- utiliser les savoir-faire d’ailleurs sans les valoriser ni en parler
Et d’autres points qu’Em’ décrit dans son post Instagram :
Parce que je ne suis pas experte le sujet et que j’ai mon point de vue de personne blanche, j’ai proposé à Em’ de travailler sur la dernière partie de cet article.
Pour une vraie éthique dans la mode responsable : comment éviter le white saviorism ?
Emma est spécialisé.e en mode éthique et expert.e en sujets liés au racisme systémique, ainsi que les questions de genre. Ael propose également des coachings de mode intersectionnelle et crée des contenus à impact sur Instagram. Grâce à ael, j’ai ouvert le sujet de cet article au white saviorism. Je pensais auparavant parler uniquement de néocolonialsme mais Em’ m’a permis de voir que cette vision était restrictive par rapport à la réalité du secteur de la mode responsable.
Voici donc, les mots d’Em sur le sujet :
D’après le Larousse, le néo-colonialisme est une politique menée par certains pays développés visant à instituer, sous des formes nouvelles, leur domination sur les États indépendants du tiers monde autrefois colonisés.
Pour ma part, je n’aime pas forcément ce terme que je trouve très vague. Il veut à la fois tout et rien dire. D’autant plus qu’il restreint la notion de domination des pays occidentaux seulement sur leurs anciennes colonies. Pourtant, ce mécanisme peut aussi s’appliquer sur des pays et groupes de populations qui n’avaient pas forcément été colonisés par le pays ou le groupe qui les exploite aujourd’hui.
Par exemple, la France n’avait pas colonisé le Kenya mais une entreprise française peut tout de même entretenir une relation asymétrique avec des artisans de ce pays. Je préfère donc parler de mécanismes de domination et utiliser d’autres termes que je vais de suite présenter.
Les mécanismes de domination
Dans notre société capitaliste actuelle, la domination est souvent assise au-travers de l’économie mais aussi du rayonnement social, ce que l’on appelle en géopolitique le “soft power”.
Dans les domaines créatifs comme ceux de la mode et l’artisanat, elle passe régulièrement par l’appropriation culturelle – oui, ce concept qui fait couler tellement d’encre – ainsi que par le syndrome du sauveur blanc.
L’appropriation culturelle
L’appropriation culturelle, c’est utiliser un élément culturel d’une population pour son propre profit, sans que les ressortissants de la culture d’origine n’en tirent de bénéfices – économiques et/ou sociaux -. Iels en ressortent doncinvisibilisé.es.
Un exemple flagrant est celui de Stella McCartney et son utilisation de l’Ankara (un tissu et imprimé d’Afrique de l’Ouest) lors de l’un de ses défilés. Elle avait qualifié sa collection d’une « exploration joyeuse du style anglais », sans aucunement mentionner d’où provenait son inspiration. De plus, peu de mannequins noir.e.s avaient participé au défilé.
Pourquoi c’est gênant ? Car on est donc sur du vol pur et simple et une invisibilisation de la culture d’origine. De plus, l’action ne sert qu’à renforcer une injustice : un imprimé africain wax sera perçu comme tendance sur une personne blanche, mais comme communautaire, blédard, peu-professionnel sur une personne noire dont c’est pourtant la culture. Les personnes noires continuent de subir des discriminations pour ce qu’elles sont, pendant que les personnes blanches profitent en toute impunité de leur culture.
Le syndrome du sauveur blanc
Le syndrome du sauveur blanc quant à lui, est plus subtil. Il est présent lorsqu’une personne privilégiée (dans ce cas présent, blanche) aide ou travaille avec des personnes qui le sont moins (ici racisées) pour se donner bonne conscience ou se construire une image positive. Par exemple, lorsqu’un faible pourcentage des bénéfices est reversé pour la construction d’une école mais que l’entreprise ne sensibilise en rien sur la condition des populations aidées, ne participe pas à combattre les discriminations subies par ces personnes, etc. Elles vont faire appel à peu de mannequins racisé.es dans leurs campagnes, emploient des mots réducteurs, stigmatisants et clichés pour décrire les pays avec lesquels elles travaillent – “les odeurs de l’Afrique”, “les couleurs”, “les sourires malgré le fait qu’ils n’aient rien” –
Elles participent ainsi à renforcer des stigmas alors qu’elles se revendiquent éthiques. En somme, c’est un engagement superficiel qui fait beau sur le papier : juste du vent.
Certaines marques arrivent à conjuguer appropriation culturelle et syndrome du sauveur blanc. Elles utilisent des savoirs-faires et éléments visuels d’une culture pour élaborer leurs produits, connaissent un succès énorme grâce à « l’exotisme » de leurs produits et reversent ensuite une faible part aux personnes à qui elles ont pourtant tout pris.
Comment éviter les mécanismes de domination, dans la mode responsable ?
S’éduquer
Tout d’abord, s’éduquer sur ces questions est primordial pour ne pas perpétuer, sans s’en rendre compte, des inégalités.
Faire preuve d’humilité
Ensuite, réaliser que l’on est dans une relation donnant-donnant. Ne pas se mettre sur un piédestal en se disant que l’on fait une faveur à des populations moins privilégiées que nous. Certes, on les paye, mais elleux nous apportent leur savoir-faire ainsi qu’un prix avantageux que l’on ne pourrait pas retrouver en Europe. Cela permet à la marque de pratiquer des prix abordables et donc de toucher une clientèle plus large.
Il est aussi important de mettre en lumière ces personnes qui nous aident. Elles sont trop souvent invisibilisées. Vous pouvez les mettre en avant sur le site internet, pourquoi pas les faire poser pour le catalogue (moyennant rémunération bien sûr, dois-je le préciser ?), etc.
Reconnaître et rappeler les origines de ce que l’on propose
Si on utilise des éléments culturels dans nos collections, toujours expliquer leur origine en détails, ce en évitant les termes réducteurs et stéréotypés. Au contraire, participer à montrer la richesse de ces cultures trop souvent uniformisées (la culture africaine, la culture asiatique, … alors qu’il existe tant de pays et de régions sur ces continents et que chacun.e sont différent.es).
Impliquer les personnes racisées au-delà de la conception des produits
Faire poser des mannequins racisé.es, car le but n’est pas que le seul endroit du site où l’on puisse voir des personnes non-blanches soit dans l’onglet “associatif” ou “production”. On retomberait alors dans les stéréotypes.
Ce serait déjà un grand pas si toutes les marques gardaient cela en tête et l’appliquaient.
Pour aller plus loin, on peut assister celleux avec qui on collabore dans leur chemin vers l’indépendance financière (si on en a le temps et les moyens). Les aider à accéder à une éducation pour elleux – comptabilité, design, … – et/ou leurs enfants ainsi qu’à trouver plus de client.es pour ne pas qu’elles dépendent seulement de notre marque.
Le mot de la fin
Un immense merci à Em’ pour son temps et sa disponibilité dans l’écriture commune de cet article. Le sujet me tenait énormément à cœur et je ne me voyais pas parler de Jourca sur Instagram sans aborder ce thème complexe de mécanismes de domination dans la mode responsable.
Car oui, ce n’est pas parce qu’une marque est responsable qu’elle est éthique sur toute la ligne. Encore une fois, l’éthique est une question de perception ultra subjective. Est-ce qu’on ne devrait pas alors instaurer un code d’éthique ? Une forme de baromètre ? A voir…
xoxo
Elena sans H